4) Espoir et désespoir
Les troupes allemandes subissent également de nombreuses pertes. Dès les premiers combats aux portes de Lens, les allemands utilisent un terrain contigu à l’église Saint Pierre, cité de la fosse 11. Ce cimetière est rapidement détruit par l’artillerie française qui ne se trouve qu’à quelques centaines de mètres.
Sur les hauteurs de Lorette, des tombes sont creusées à la hâte compte tenu du nombre important de tués. En février 1915, les occupants décident d’installer leur cimetière dans une zone moins exposée. Ils réquisitionnent un terrain appartenant au notaire Léon Tacquet derrière le cimetière civil français route de Douai.
Ils y créent d’abord une fosse commune où, chaque jour, des chariots entiers sur lesquels sont empilés des cadavres arrivent.
A partir du mois d’avril 1915, des tombes sont creusées dans cet espace orné de monuments offerts par des régiments de l’empire.
Aujourd’hui, à l’entrée de ce cimetière, une petite plaque métallique située à même le sol nous rappelle qu’ici sont inhumés exactement quinze mille six cent quarante six jeunes allemands.
Parmi eux, le plus jeune engagé de toute la Grande Guerre. Paul Mauk, qui voulait devenir médecin ″pour soulager les hommes et rendre service″. Il n’a que quatorze ans lorsque le 6 juin 1915, sur le front de Lorette, une balle perdue lui arrache l’avant-bras et met le feu aux munitions qu’il porte sur lui. Il meurt le lendemain, ″sans une plainte″. Paul Mauk était le sixième d’une famille de huit enfants.
Au début du mois de mai 1915, on estime entre 15000 et 20000 le nombre de soldats allemands casernés dans Lens.
Les nombreux obus qui tombent sur la ville apportent tout de même aux habitants un immense espoir : les alliés vont-ils reprendre la cité ? Le 10 mai, on apprend que les troupes françaises ont lancé une grande offensive. L’ordre est donné à toutes les troupes allemandes d’abandonner Lens. Emile Basly est de nouveau convoqué à la Kommandantur. Un officier lui dit d’un air narquois : «Vous allez être content, nous partons». Il exige que tous les Lensois restent confinés chez eux, volets fermés et lumières éteintes.
Durant toute la journée et la nuit suivante, ce ne sont que précipitations, chargements de charrettes et de camions réquisitionnés à la hâte, fuites rapide par la route de Douai. A l’aube, il ne reste plus un seul militaire allemand dans la ville.
Pour les Lensois, sonne enfin la délivrance : l’occupation, si atroce fut-elle, n’a durée que quelques mois. Les soldats anglais, français et canadiens vont entrer triomphalement en ville. On les aperçoit route de La Bassée, route de Liévin, derrière l’église Saint Pierre du coron de la fosse 11. C’est le début de la bataille d’Artois préparée par le maréchal Pétain. Les femmes chantent, dansent, s’embrassent, dénichent des bouteilles de vin, préparent des oriflammes. D’autres fleurissent les tombes des soldats français de bouquets tricolores. »La paix, enfin ! » croient-elles, espèrent-elles.
La nuit suivante est étrangement calme, les Lensois qui le peuvent ont repris possession de leur logement. De leur refuge plongé dans le noir, ils écoutent … le silence ! Aucun bombardement, aucune fusillade, aucun mouvement de troupes… Et pour cause : faute de renforts, l’avance des troupes alliées est stoppée à quelques centaines de mètres de la ville. Le 11 mai, les soldats allemands reviennent, plus triomphants que jamais. ″Nous retournions en enfer″ écrira Emile Basly.
Le 14, c’est avec tristesse et crainte que les Lensois voient défiler plus de 350 soldats des troupes alliées faits prisonniers cernés par des cavaliers allemands. Ils sont amenés à l’hôtel des Voyageurs, près de la mairie. Beaucoup sont blessés et gisent, l’air hagard sur des chariots sur lesquels se mêlent mutilations, agonies et cadavres. Le désespoir reprend la place de l’espoir.
Les soldats allemands sont aussi nombreux à payer de leur vie cette guerre. Les uns portent leurs camarades décédés sur des brancards de fortune. Des cercueils sont faits avec les rayons des magasins et même des portes de toilettes des maisons des mines.
Dès lors, nombre de soldats allemands considèrent Lens comme un centre de repos dans lequel ils se réfugient après les combats sanglants aux portes de la ville. Les bombardements, les dégradations, les morts ne les empêchent pas de « jouir des douceurs de l’arrière ». Pour cela, ils ont de plus en plus recours au pillage, aux vols, à la réquisition. Il faut dire qu’ils sont aidés en cela par quelques Lensois et Lensoises peu scrupuleux qui leur fournissent facilement bon vin, nourriture de qualité et prostitution en échange de quelques privilèges.
Se considérant peut-être en vacances, ils n’hésitent pas à envoyer à leurs proches en Allemagne des cartes postales représentant Lens sous les décombres où l’on peut lire « Grüsse aus Lens » (Bon souvenir de Lens).
Après avoir fait la tournée des estaminets, les soldats allemands peuvent se rendre dans la rue des Jardins, près du canal, où de jeunes femmes font commerce de leur charme. Selon le commissaire Bourgeois, souvent des femmes et des jeunes filles sont violées. Certaines portent plainte mais beaucoup, craignant la honte et les représailles se taisent.
Jugeant certainement que la ville n’est pas gérée correctement par des officiers trop peu sévères et qui pensent surtout à faire la fête, les autorités allemandes envoient à Lens le commandant Klaus, un homme rude, autoritaire et sans scrupules. Klaus va encore accentuer la terreur, n’hésitant pas à déporter ou fusiller des populations civiles.
Avec lui, les Lensois doivent respecter le couvre-feu dès seize heures, laisser les portes de leurs maisons ouvertes jour et nuit, payer un laissez-passer et ne se déplacer qu’accompagné d’un soldat allemand. Il faut aussi obéir à de nombreuses obligations : balayer les rues et trottoirs après le passage des chevaux, saluer les officiers allemands. Il est interdit de se rassembler, de se rendre dans les églises, etc. Chaque infraction est punie sévèrement. Un jeune homme, accusé d’avoir frappé un soldat qui voulait le dévaliser est fusillé. Un vieux mineur est également passé par les armes pour avoir insulté un soldat allemand qui lui volait ses groseilles. Deux autres hommes possédant des pigeons sont arrêtés et déportés en Allemagne. Une femme surprise à offrir des cigarettes à un prisonnier français est condamnée à un mois d’emprisonnement.
Tous les bâtiments publics ou privés sont réquisitionnés et occupés par les allemands. Les haras du notaire Tacquet servent d’écuries militaires.
C’est à cette époque que, pour l’exemple, sont arrêtés les premiers otages. Parmi eux, MM. Renard, quincaillier, Spriet, propriétaire de la fonderie, Fougerolle, ingénieur des mines, Schmitt, architecte et Eugène Courtin, l’ancien maire de Lens. Avec d’autres Lensois, ils sont envoyés dans des villes du département du Nord où ils sont assignés à résidence.
Dans ce contexte terrible, les sous-sols de la ville servent de salle de classe à de courageuses institutrices qui continuent d’enseigner. Ces cours ont lieu dans les caves de la salle de spectacle de l’Alcazar et des coopératives des mines que, tous les matins, des enfants rejoignent depuis leur maison en ruine en se faufilant sous le sifflement des obus, le sac tenu sur la tête pour une bien maigre protection. Il arrive que quelques fois, un matin, il manque un élève lors de l’appel, abattu par un tir d’obus sur le chemin de l’école. En 1916, vingt-six classes sont ainsi ouvertes grâce au courage des enseignants.
Basly veut récompenser ces élèves particuliers qui apprennent à lire en vivant comme les taupes. Il demande à ses administrés de rechercher des livres parmi les décombres. Le jour de Noël 1915, dans ces conditions exceptionnelles, il donne un peu de joie à ces enfants en organisant une distribution des prix. Malheureusement les institutrices payeront leur courage et leur dévouement. Quelques jours avant l’évacuation totale de la ville, en avril 1917, une bombe tombe sur l’Alcazar, une femme est tuée et plusieurs enseignantes blessées.
Une autre institutrice trouve la mort dans des conditions atroces. Mademoiselle Pruvost, bien connue et admirée dans Lens pour son courage et son dévouement n’est pas réapparue depuis plusieurs jours. Chargée de surveiller une maison inhabitée, elle y est retrouvée la tête enfoncée dans un baquet d’eau. Les soupçons se portèrent rapidement sue les soldats allemands qui logent dans le hangar voisin mais l’enquête n’aboutit pas. Klaus annonce qu’il se charge lui-même de retrouver les coupables… et classe l’affaire.
Une famille entière ne fêtera pas ce Noël 1915, celle d’un mineur nommé Moisse. Le 22 décembre un obus tombe sur sa maison dans le coron de la fosse 1. Il est grièvement blessé et sera amputé d’une jambe. Sa femme et ses quatre enfants sont morts à côté de lui. Le même jour, rue de la Paix (nom peu adapté à l’époque), c’est un cheminot, Paul Leflon, sa femme et l’une de ses filles qui sont tués alors qu’ils se croyaient en sureté dans leur cave. A trois jours d’un bien triste Noël !
Les soldats allemands et leurs officiers fêtent Noël tandis que la population apeurée est retranchée chez elle. On voit des soldats arriver en voiture, porteurs de paquets cadeau pour les officiers. Ces mêmes officiers qui interdisent aux Lensois de recevoir le moindre colis. Dans les hôtels et estaminets de la ville décorés et illuminés, ce ne sont que chants paillards et beuveries. Les officiers sont sur la Grand-Place, à l’hôtel des Voyageurs dont ils ont fait leur lieu de détente. Ils réveillonnent en compagnie de quelques jeunes Lensoises de petite vertu.
En ce jour de Noël 1915, alors que sur certaines zones de combats, les soldats respectent une trêve et font « ami-ami », il n’en est rien à Lens. Une grande messe de Noël est dite à la chapelle de l’hospice mais peu de Lensois osent s’y aventurer. De nombreuses bombes tombent sur le boulevard des Écoles et sur la place du Cantin. Le nord-ouest de Lens est aussi bombardé. Le lendemain, un communiqué officiel des forces alliées parlera d’un bombardement « réussi » sur la gare. Réussi, peut être militairement, mais toutes les rues avoisinantes sont touchées et on relève bon nombre de victimes civiles.
Seule maigre consolation pour la population, l’un de ces obus est tombé sur l’église Saint Léger tuant deux soldats allemands.
Février 1916, les alliés sont aux portes de Lens, sur la fameuse côte 70. Les allemands décident d’évacuer les habitants des corons voisins. Sous la neige et par une température de moins quatorze degrés, les femmes, les vieillards et les enfants prennent ainsi la route de Valenciennes en charrette, à bicyclette, à pied, portant ou poussant dans des landaus, tirant dans des brouettes ce qui a pu être emporté. Ils quittent leur maison avec tristesse mais eux, sont au moins certains de ne pas mourir sous les obus.
Pourtant certains ne veulent pas quitter leur maison tel Hyppolite Goubet qui habite rue n°15 de la cité de la fosse 11. Ce « vieux » mineur de 50 ans refuse d’obéir aux ordres d’évacuation mais laisse partir sa femme et ses sept enfants. Quelques jours plus tard, en observant les échanges d’artillerie du seuil de sa porte, il est tué par un obus qui tombe sur sa maison.