Qu’évoque le nom de Decrombecque pour les lensois d’aujourd’hui ? Une rue qui donne sur le Boulevard Basly pour beaucoup ? Une statue qui se trouvait Place du Cantin avant la première guerre pour quelques uns ? Mais très peu connaissent la véritable histoire de Guislain Decrombecque, le défricheur de la plaine de Lens.
Au début du 19ème siècle, Lens n’était qu’un petit bourg d’environ 2500 habitants, essentiellement rural ne vivant que par la culture de quelques céréales. La terre est pauvre autour de la ville. Ne dit on pas alors : «Quand un lièvre veut traverser le riez (nom donné à la plaine de la Gohelle), il doit garnir sa besace». Guislain Decrombecque a trois ans au début du siècle: il est né à Lens, rue des Sans-culottes le 17 décembre 1797 (le 28 frimaire de l’an VI comme le disait alors le calendrier révolutionnaire).
Vers 1810, son père, Maître des Postes, lui ordonne de quitter le lycée où il est pensionnaire pour rejoindre l’entreprise familiale. Dès 1816, il prend la suite de l’activité, hébergeant ainsi les voyageurs et soignant les chevaux faisant escale dans ses écuries. Il s’occupe également de la petite exploitation agricole.
A son mariage en 1821 avec Sabine ROUSSEL, Lensoise d’origine et fille d’un marchand de vin, il possède 75 ares de labour du côté de la Route de Douai, près de la Deûle. De ce mariage naîtront 10 enfants. En 1932, il cesse son activité de Maître des Postes, celle-ci déclinant avec l’arrivée du chemin de fer et se consacre exclusivement à l’agriculture. ‘Ils seront un jour millionnaires‘ disait du couple le père Decrombecque. La ferme se trouve derrière l’église Saint Leger, à l’angle des actuelles rues Diderot et de Varsovie.
Pour se développer, Guislain Decrombecque a besoin de terrains. Dès 1832, il lorgne sur le cimetière de Lens situé près de l’hospice et mitoyen à ses terres. Pour cela, il entre en conflit avec la municipalité d’alors et use de divers stratagèmes comme écrire au préfet pour dénoncer l’insalubrité des lieux et le risque de contamination. En 1841, Decrombecque perd ce conflit : l’hospice devient le propriétaire du terrain et le cimetière est déplacé à son emplacement actuel Route de Douai. (Voir sur ce sujet, l’excellent dossier de Gauheria n°71 de décembre 2009 : Le cimetière de Lens de Christophe Lefevre).
En 1836, jugeant qu’il faut joindre l’industrialisation à la production et constatant le nombre grandissant de sucreries dans le Pas de Calais (18 en 1828, 103 en 1838), il en ouvre une à Lens qui peut traiter 175 tonnes de betteraves. Betterave d’ailleurs qu’il utilise au maximum, recyclant les feuilles, la pulpe et la mélasse qu’il mélange au fourrage pour nourrir ses animaux. Il ne cessera d’élargir ses activités. A sa ferme, il ajoute alors plusieurs ateliers et industries annexes. En 1868, il possède : la sucrerie, une distillerie, un moulin à farine, un atelier de maréchal ferrant, une boucherie, un four à chaux, une briqueterie, etc…).
Grand cultivateur, il entreprend d’assécher les marais autour de Lens. Il utilise des méthodes nouvelles et audacieuses pour l’époque (utilisation d’engrais conçu sur place avec des cendres de houilles, de l’argile, des terres des dépôts de betteraves, du tourteau, du sang des abattoirs, et même des «déjections solides et liquides provenant du personnel de la ferme et de la sucrerie» selon le rapport de MM. Payen et Pommier à la Société Nationale d’Agriculture en 1849). En peu de temps, la terre stérile des marais lensois devient une terre riche et excellente pour la culture. Il modifie les règles de l’assolement, il laboure plus profond. Sa notoriété va grandissant et il est surnommé : « Le défricheur de la plaine de Lens« . Il est très souvent cité ou pris en exemple dans de nombreuses revues agricoles, vétérinaires ou chimiques tant pour ses méthodes de culture que pour la qualité de son élevage.
Pour cela, il trouve facilement de la main d’œuvre : Lens n’est pas encore le Pays Minier qu’il deviendra. ‘Des hommes inoccupés encombrent nos villes tandis que nos campagnes manquent de travailleurs‘ (rapport de Payen et Paumier). Il emploiera jusque 2000 ouvriers pour l’ensemble de ses activités (culture et dérivés). Ouvriers et ouvrières qu’il sait récompenser ou punir. ‘M. Decrombecque surveille lui-même très attentivement tous les travaux dans ses fermes et ses fabriques. Il examine comment chacun exécute ses ordres… Dans ses visites à des heures différentes, on le voit noter avec soin tout ce qu’il observe. Il signale à leur intention tout ce qu’il remarque d’utile ou de défavorable. Lorsqu’on assiste à la paie, à mesure que chaque ouvrier -homme, femme, enfant- se présente pour recevoir le fruit de son travail, on remarque chez les uns une certaine inquiétude, chez les autres un air de satisfaction… C’est qu’effectivement, chez M. Decrombecque, une uniformité n’existe pas dans les salaires : ceux qui ont rendu service sont notés et leurs efforts se résument à la fin de la quinzaine en deniers comptans’ (La Revue des Deux Monde, tome 1-1856). Cette paie au mérite ne plaira pas, bien sur, à tout le monde à tel point que le ‘Journal Syndical’ de tendance anarchiste le surnommera ‘l’Exploiteur Agricole’.
Le 10 septembre 1846, dans une conjoncture politique très perturbée, Guislain Decrombecque devient Maire de Lens, succédant ainsi à son grand-père (Maire de la ville en 1793). Il conservera ses fonctions 19 ans (jusqu’au 29 septembre 1865). C’est le tout début de l’ère du charbon à Lens avec l’arrivée de nombreux ouvriers qui ne tardent pas à se fédérer. En 1849, il adhère dès sa création à ‘l’Association du Pas de Calais contre la propagande socialiste’. La même année, il reçoit la médaille d’Or de la Société Nationale d’Agriculture.
Le 7 novembre 1849, il est fait Chevalier de la Légion d’Honneur. Il sera élevé au grade d’Officier le 29 décembre 1867, sa rosette lui sera remise par l’Empereur lui-même.
L’an 1852, c’est à la fois le rétablissement de l’Empire et la création des Mines de Lens. Decrombeque voit Lens s’agrandir à une vitesse vertigineuse, de nombreux chevalets apparaître tout autour de la ville et le nombre des administrés explose (2500 en 1846, 5700 en 1865) car de nombreux ouvriers sont attirés par cette nouvelle activité qu’est l’exploitation charbonnière.
En 1853, la notoriété de Guislain Decrombecque est telle que le poète artésien Frumence Duchemin compose en son honneur une ode intitulée ‘Le Roi de la Plaine’ qui est publiée dans le journal ‘Le progrès du Pas de Calais’. (source ‘Lens de A à Z’ de Jérôme Janicki aux Editions Allan Sutton)
Le 23 Novembre 1854, la Cour Impériale de Douai, jugeant en appel, condamne G. Decrombecque à payer 60 000 francs de l’époque de dommages et intérêts à un certain Lefebvre, pour non respect d’un contrat de vente de mélasse de betterave. Ceci ne l’empêchera pas d’être confirmé à son poste de Maire par Napoléon III en 1860.
En 1855, à l’exposition universelle de Londres, il est reconnu comme l’un des meilleurs agriculteurs français et reçoit le Grand Prix d’Honneur.
En 1856, le ‘Journal d’agriculture pratique‘ par un reportage d’un certain Bouscasse vante les méthodes de l’agriculteur lensois pour nourrir son cheptel par un système de nourriture fermentée et hachée à base de fourrage broyé mélangé à de la mélasse de betteraves. Un schéma du bâtiment et un plan des cuves illustrent cet article dans lequel il est précisé que Decrombecque n’achète que des chevaux de trait «malades et poussifs» et qui, grâce à cette méthode, les remet sur pied en mois de 3 mois
Vers 1858, il est l’un des premiers en France à introduire le labourage à vapeur. Pour cela, il n’hésite pas à acheter ses engins à l’étranger (un rouleau brise-mottes en Angleterre, une herse en Norvège …). mais il utilise aussi des machines imaginées par lui, fabriquées et réparées dans ses ateliers comme les rouleaux dentés de différentes tailles selon le type de labourage désiré ou le plantoir à betteraves ci-dessous.
En 1859, son exploitation représente 250 hectares répartis sur 16 communes, 25 chevaux de trait et 30 boeufs de labour 300 vaches d’élevage 200 à 400 moutons.
En 1861, c’est le décès de son épouse Sabine. ‘Une ménagère laborieuse, intelligente, douce aux serviteurs mais exigeant de chacun le devoir, et en donnant l’exemple’ (Journal du droit administratif 1860).
En 1862, il reçoit la Prime d’Honneur du Département décernée par l’Empire. A cette époque, il cultive surtout la betterave (184 hectares), mais aussi le blé (85), l’avoine (50) et l’orge (14) aux quels il faut ajouter 19 hectares de prairies. Dans son rapport à l’empereur, le Ministre de l’Agriculture, Eugène ROUHER, conclue : «Chez Monsieur Decrombecque, le cultivateur intelligent se complète pat l’industriel habile».
En 1865, après les élections qui ont vu la lourde défaite du gouvernement mis en place par Napoléon III, il crée avec François Brasme, député et propriétaire de la sucrerie de Bully-Grenay ‘Le cercle agricole du Pas de Calais’ (association républicaine) dont le but est ‘d’unir les forces agricoles de ce département‘ (Bulletin de la Société des Agriculteurs de France 1869).
En 1867, il écrit dans «La Gazette du village» un article vantant les mérites des ‘cultures en billons’. Pour illustrer son article, il publie un dessin de ses semoirs et de la herse qu’il utilise.
C’est cette année là que Guislain Decrombecque verra son travail récompensé et sa notoriété atteindre son apogée. A l’Exposition Universelle de Paris où il présente son matériel, il est désigné Premier Agriculteur du Monde et reçoit le Grand Prix International d’Agriculture. Pour cela, on lui décerne un objet d’art créé par le sculpteur Charles Gumery : ‘L’Agriculture Glorieuse’.
En 1868, il s’étend sur 450 hectares. Outre la Ferme de Lens, (située entre la Route de Douai et la rue Etienne Dollet), il en exploite 4 autres : l’ex-ferme Rohart à Avion, Le Bois Rigaut, Le Bois de Lens et la ferme de la Folie à Vimy. À Béthune, lors d’un banquet organisé en son honneur, le Préfet prend la parole pour lui adresser des louanges.
En 1869, il reçoit la Prime d’honneur des fermes écoles lors du concours national.
1870, c’est la guerre entre la France et la Prusse. Pour palier au manque de numéraires, Decrombecque émet des billets de confiance qu’il garanti par des placements effectués dans une banque de Bordeaux. Sa monnaie est acceptée par les commerçants de Lens et des environs.
A la fin de l’année 1870, alors que le pays est toujours en guerre, Guislain Decrombecque s’éteint dans sa ferme de Lens. L’un de ses fils prend la suite de ses activités. Il décèdera en 1880 laissant à son beau-frère Jules Hugot, époux de sa soeur Olive, la direction des entreprises.
Guislain Decrombecque, sorti du lycée alors qu’il n’avait pas encore 14 ans, décida sur le tard de se remettre à étudier. C’est son ami François Frasme qui le citera dans son projet de loi sur l’enseignement agricole en 1876 : ‘Quand, dans ma culture, j’ai été au bout de la pratique et de la meilleure connue, avide de faire mieux, je me suis mis à étudier. J’ai bientôt trouvé un nouveau champs d’activité et j’ai plus avancé en quelques années que je n’avais fait de toute ma vie.’ Et d’ajouter :’Faites étudier vos enfants car c’est un pauvre métier que l’agriculture réduite à elle-même. La science, seule peut la sauver‘ (Anales de l’Institut National Agronomique 1876).
Le 26 avril 1890, est créée la S.A. des Etablissements Industriels et Agricoles Decrombecque dotée un capital de 800 000 francs qui exploite pour une durée de 18 ans le domaine laissé en héritage à ses enfants. Elle est liquidée en 1909 : la Société des Mines de Lens devient propriétaire des Etablissements Decrombecque. Le matériel de la société est mis en vente.
Sur la photo ci-dessous de la rue Diderot vers 1900, la grande demeure que l’on voit à l’arrière plan qui se situait au n°1 de la rue de Douai devait être le logement de la ferme. Après 1909, elle deviendra la maison de des Directeurs des Mines de Lens et sera habitée par Elie Remaux.
En 1903, un journal humoristique, ‘Le Glaneur Lensois’ publie en couverture une image de Decrombecque ‘semant le progrès’. Dans le fond, on aperçoit le monument érigé sa en mémoire.
Construit en 1901, ce monument, situé sur la Place du Cantin, vers la Route de Lille est remis officiellement à la ville de Lens par M. Maseler, Président du Comité du Monument, le 12 juin 1905 devant une foule de 50 000 personnes. Sur le socle, l’écu de la ville de Lens est encadré d’épis de blé. Un homme, représentant un ouvrier de l’exploitation, semble saluer son patron tout en labourant avec une charrue tirée par un bœuf.
Le monument est inauguré par Emile Basly, Maire de Lens, en présence de Joseph Ruau, Ministre de l’Agriculture, Jean Bienvenu-Martin, Ministre de l’Instruction Publique et Jules Mousseron, le mineur-poète.
Ci-dessous, un article du journal ‘l’Humanité’ du 13 juin relatant cet événement :
La statue sera détruite pendant la Première Guerre. Il n’en restera que le socle. Certains émettent l’hypothèse que le buste en bronze a été enlevé par les Allemands pour être refondu comme les cloches de l’église Saint Léger.
Le socle restera sur la place plusieurs années après la fin de la guerre.
En 1925, le sculpteur Auguste Lesieux réalise un projet pour reconstruire le monument à l’identique. Il doit être placé à l’entrée de Lens, à l’angle des routes d’Arras et de Liévin. Cet emplacement déplait aux descendants qui lui préfèrent le rond-point du Chapitre (Rond point Van Pelt aujourd’hui) plus près de l’emplacement de la ferme. Des problèmes financiers font aussi que le projet traine tant qu’il n’aboutira jamais. A la place prévue, on installera le monument en hommage à Emile Basly.
Au début du XXème siècle, la ville de Lens donna le nom de Decrombecque à la rue du Petit Faubourg qui donne sur le Boulevard des Ecoles (Basly aujourd’hui). De nombreux anciens lensois connaissent bien cette rue pour être allé faire des achats chez ‘Marchand Frères’, commerce qui resta plus de 100 ans à la même place.
Pour finir, cette image datant de 1907 représentant sur un panorama les personnages qui, pour l’époque, ont marqué le plus l’histoire de Lens : Condé, Decrombecque et Edouard Bollaert.
A noter, la fille de Guislain Decrombecque, Aglaé, née en 1833, épousera en 1855 Constantin Tacquet. Ils eurent trois enfants dont un certain Léon Tacquet en 1858. Notaire, propriétaire de haras à Lens, le petit fils du grand cultivateur deviendra le gendre d’Elie Remaux, Directeur des Mines de Lens. Pendant la guerre 14-18, dans le Lens occupé il écrivit un journal qui sera publié dans un dossier de Gauheria en 2004 sous le titre ‘Dans la fournaise de Lens’.